par Juliette Allin

Enis Doko, Une moralité sans Dieu est-elle possible ? Plaidoyer pour un argument moral contemporain, Éditions Fenêtres, 2022.
« Le théisme, ou la croyance en l’existence de Dieu, est une croyance rationnellement justifiée. »
Éditions Fenêtres a pour ambition de publier des ouvrages en sciences humaines et religieuses offrant des perspectives inédites dans ces domaines, notamment des auteurs encore jamais traduits en français. Le lecteur découvre des raisonnements uniques qui, sans renier la longue tradition philosophique et métaphysique qui les précède, viennent la compléter au regard des connaissances actuelles de l’homme (historiques, scientifiques…) dans une perspective d’humilité intellectuelle et d’ouverture d’esprit.
Avec Une moralité sans Dieu est-elle possible ? Plaidoyer pour un argument moral contemporain, Enis Doko répond parfaitement à ce cahier des charges. Docteur en physique théorique, diplômé de l’université Koç (Turquie), il a publié de nombreux articles et ouvrages sur la théorie quantique, la physique atomique ultra‑froide, la relation entre science et religion ainsi que sur la philosophie de la physique, des sciences et de l’espace‑temps. Cette casquette de scientifique rend sa réflexion sur la religion et la philosophie extrêmement pertinente, et fait toute la singularité de son regard.
Dans Une moralité sans Dieu est‑elle possible, publié initialement en turc en 2019, il cherche à démontrer que la morale est objective, mais que les propositions scientifiques ne peuvent être la cause de celle-ci. L’existence de propositions morales objectives est donc l’une des preuves de l’existence d’un Dieu créateur et éternel. Si le sujet peut sembler ardu au premier abord, en réalité la concision du style et la structure logique du texte le rendent parfaitement clair et convaincant. L’auteur énonce d’emblée les conclusions de sa réflexion, et le lecteur n’a qu’à se laisser guider tout au long de sa démonstration. Celle-ci n’est jamais présentée comme une vérité dogmatique, mais plutôt comme une invitation à s’interroger à destination des théistes, des athées, des scientifiques, de tous les lecteurs.
Dès l’introduction, Enis Doko explique qu’il va défendre la thèse de l’existence de propositions morales objectives comme preuve de celle de Dieu. Il s’appuie sur divers arguments, qui ont pour point commun d’être applicables tant aux propositions morales qu’aux vérités scientifiques. Les unes comme les autres finissent par être considérées comme vraies parce qu’aucun argument rationnel ne semble plus convaincant, elles sont alors qualifiées d’indispensables. Le parallèle constant entre la morale et les sciences dites « dures » qu’établit Enis Doko désacralise l’objectivité absolue des disciplines scientifiques, pour mieux rendre compte de la rationalité des propositions morales. En définitive, nous faisons face aux mêmes obstacles lorsqu’on cherche à fonder l’objectivité des lois morales que celle des lois scientifiques.
L’auteur continue d’exploiter ce parallèle, qui parlera aux théistes comme aux athées, afin de contrer les objections à sa thèse d’un réalisme moral. Il réfute ainsi le principe de vérificationnisme, affirmant « qu’il se rejette lui-même et fait apparaître des propositions scientifiques importantes comme dénuées de sens. » (p. 69) En effet, l’objectivité d’une proposition statistique telle que « La probabilité de tomber sur pile [en lançant une pièce de monnaie] est de 50 % » (p. 68) ne peut être vérifiée empiriquement, pas plus que n’importe quelle proposition morale. De manière déstabilisante, Enis Doko affirme que l’absence de certitude n’est pas incompatible avec la croyance en l’existence de Dieu, de même qu’elle ne doit pas empêcher les progrès scientifiques : « Nous avons rationnellement raison de croire que des propositions intuitivement évidentes sont objectivement vraies, sauf preuve du contraire. » Sans cela, nous ne pourrions défendre l’exactitude de l’affirmation selon laquelle « nous ne sommes pas un cerveau dans un bocal stimulé par des signaux électriques, ainsi que de nombreuses hypothèses ontologiques fondamentales de la science, des mathématiques et de notre vie quotidienne. » (p. 42) Il est raisonnable de se laisser guider par l’intuition, elle est notamment au cœur d’importantes découvertes en chimie, en mécanique quantique, en biologie, etc. Un autre argument opposé à l’objectivité de la morale repose sur la théorie de l’évolution. Il consiste à affirmer que nos comportements moraux sont le fruit de processus évolutifs ; ils permettent d’optimiser la survie de l’espèce. Or, l’auteur suggère que toutes les lois morales ne favorisent pas la perpétuation de l’espèce (par exemple, la défense et la protection des plus faibles, ou l’interdiction du viol). De plus, le fait qu’une caractéristique humaine soit le fruit de l’évolution n’enlève rien à son objectivité, sinon cela signifie également que nos intuitions mathématiques, notre capacité inductive et nos organes sensoriels, pourraient être des illusions. Or l’auteur argumente en faveur d’une interprétation théiste de la théorie de l’évolution : Dieu peut très bien nous avoir donné des intuitions afin de percevoir la moralité objective à travers des processus évolutifs. Si Dieu existe, il y a probablement une morale objective et il est raisonnable de penser que Dieu a fait évoluer les humains pour la percevoir. La morale ne peut être subjective, mais les lois morales ne peuvent trouver leurs sources dans des éléments scientifiques. Il faut donc qu’il y ait une autre cause, à l’origine de l’annonce de ces lois morales dans notre conscience, et cette cause est Dieu.
Dans l’épilogue, Enis Doko présente d’autres preuves en faveur de l’existence de Dieu, considérant que l’argument moral ne suffit pas à rendre compte des nombreux autres attributs divins. Il souhaite apporter davantage de preuves de l’existence d’un Dieu fondamentalement bon, créateur, éternel et parfait. Ce passage rappelle un peu la première partie du best‑seller Dieu, la science, les preuves, de Michel-Yves Bolloré et Olivier Bonnassies. Dans cet ouvrage, paru en 2021, les auteurs rappellent comment les grandes découvertes scientifiques du XXème siècle ont conduit les scientifiques eux‑mêmes à se détourner quelque peu du matérialisme, et à un regain d’intérêt pour la thèse de la création divine. Croyants ou athées, nous sommes fascinés par la précision, la perfection des systèmes observés dans la nature. Comment ne pas douter, lorsqu’on prend conscience de certains de ce qu’Enis Doko et les physiciens nomment des « ajustements fins » : « Si la gravité était plus forte ou plus faible que 1/1060 (1 derrière 60 zéros), l’univers s’y effondrerait avant la formation des étoiles ou se désintégrerait et la vie n’émergerait pas. » (p. 94) Force est de constater cette perfection, cette minutie de la création, et d’envisager l’existence d’une volonté supérieure. En revanche, contrairement aux auteurs de Dieu, la science, les preuves, Enis Doko n’argumente pas en faveur de l’existence du Dieu d’une religion (en l’occurrence, le Dieu de la Bible). La force d’Enis Doko réside notamment dans sa capacité à développer des arguments valables pour toutes les croyances monothéistes. Il n’établit pas d’échelles de valeur entre les différentes religions, pas plus qu’entre le théisme et l’athéisme. Il le précise d’emblée, ne pas croire au fondement objectif des lois morales n’empêche pas de les appliquer ; l’athéisme n’implique pas l’immoralité. Il illustre cette idée en comparant l’athée à un joueur d’échecs : « Être un bon joueur d’échecs ne nécessite pas de croire que les règles du jeu d’échecs sont objectives. » (p. 20) L’auteur illustre et appuie ses propos en nous faisant voyager dans le temps, de Platon à Sartre, et circuler à travers les disciplines, de la biologie à la métaphysique. Cette grande diversité de références et la richesse des exemples permettent à chaque lecteur de s’y retrouver et d’être stimulé par cet ouvrage.
Juliette Allin
Traductrice littéraire
Enis Doko, Une moralité sans Dieu est-elle possible ? Plaidoyer pour un argument moral contemporain, Éditions Fenêtres, 2022.
Sujet passionnant, on s'y engage sur un chemin de crête. Depuis l'argument ontologique de Saint Anselme, de nouveaux raisonnements solides ont été produits. La littérature elle-même a fait des intrusions sur la question!