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Eva de Vitray-Meyerovitch et la réception d’un islam soufi en France (XXe siècle)

Dernière mise à jour : 1 juil. 2023

par Samir Abdelli


Introduction


Eva de Vitray-Meyerovitch est née dans une famille bourgeoise et catholique de Boulogne-sur-Seine au début du XXe siècle et va suivre, au fil de sa vie, une double quête d’expérience et de réflexion religieuses qui l’amèneront de la mystique chrétienne, à la philosophie néoplatonicienne, aux sagesses hindoues, l’agnosticisme et à la pensée islamique et littérature soufie. Cette pérégrination menée au long de sa vie amène cette femme à franchir le pas de la conversion en allant du catholicisme vers l’islam à presque 50 ans, à la fin des années 1950.


Cette adhésion à l’islam s’inscrit de manière durable dans son parcours puisqu’elle suit cette voie jusqu’à ses derniers jours, à la toute fin du XXe siècle. Eva Meyerovitch est principalement connue pour avoir étudier la mystique musulmane de manière générale et l’œuvre de Mevlāna[1], surnom honorifique de Djalāl al-Dīn Rūmī (1207-1273), théologien de l’islam et poète mystique persan auquel on associe la fondation de la confrérie éponyme, Mevleviyye – connue également sous le nom de l’ordre des derviches tourneurs. Meyerovitch est la première a avoir traduit l’œuvre de Rumi en langue française et à ainsi ouvert l’accès de ce pan de la poésie persane au lectorat francophone[2]. Elle s’attache particulièrement à lui, au point que l’évocation de son nom ne soit désormais plus dissociable du sien.


A travers ces quelques lignes, nous entendons proposer quelques éléments de réflexion autour de la question de la réception de l’islam par cette femme parisienne, catholique et universitaire à partir des années 1950 et ainsi suivre le fil de son cheminement jusqu’à ses derniers jours. Comment cette femme, élevée dans une famille catholique boulonnaise et instruite au sein des institutions catholiques parisiennes, est-elle devenue une musulmane observante ayant réalisé plusieurs pèlerinages à La Mecque et dont le corps repose actuellement au pied du mausolée de Rumi à Konya ? Il est donc question du « passage » d’une rive à l’autre des frontières confessionnelles dans une démarche de « quête de l’Absolu[3] ».



Pérégriner pour assouvir un besoin d’expérience religieuse


Depuis son jeune âge, Meyerovitch tisse un lien étroit au texte et qui plus est à la littérature philosophique, mystique et religieuse. Durant le premier tiers du XXe siècle, elle suit une instruction dans les pensionnats catholiques pour jeunes filles, et, dès l’adolescence lit des auteurs de la mystique chrétienne – Maître Eckhart (1260-1328), Thérèse d’Avila (1515-1582) ou encore Jean de La Croix (1542-1591). Fascinée par la théologie apophatique, elle envisage même d’entrer dans l’ordre monastique du Carmel. Durant ses années universitaires et après avoir découvert la philosophie au lycée, elle se distancie du catholicisme pour s’intéresser d’abord aux traditions hindoues, et notamment au Bhagavad Gîta[4] (« Chant du Bienheureux »), puis au symbolisme dans la philosophie platonicienne dont elle fait le sujet d’une thèse de doctorat, restée inachevée.


Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, après s’être réfugiée en « zone libre » avec son fils ainé car elle s’est mariée à un étudiant parisien et letton juif entré dans la Résistance, elle découvre la mystique et philosophie musulmanes à travers deux vecteurs. L’un humain, l’autre livresque. Le premier étant l’islamologue français, Louis Massignon (1883-1962), spécialiste de la mystique musulmane et de l’œuvre de Manṣūr al-Hallāj (858-922). Le second étant le livre, The Reconstruction of Religious Thought in Islam (1930), du poète et philosophe réformiste indien Muhammad Iqbal (1877-1938) dans lequel il invite le « musulman moderne » à repenser le système de l’islam sans rompre avec le passé, ni avec les apports des sciences modernes. Elle disait, à propos de la découverte de ce dernier :


Je voulais juste le survoler mais dès les premières pages, j’ai été passionnée. J’ai eu soudain le sentiment qu’il répondait à toutes mes questions. J’y trouvais cet universalisme tant désiré, cette idée que, fondamentalement, deux et deux font quatre partout et que ces chiffres recouvrent toujours une seule et même vérité, qu’ils soient en caractères aztèques, chinois ou arabes. Oui, une seule vérité. Le Coran ne dit pas autre chose. J’ai tellement aimé ce livre que j’ai aussitôt entrepris de le traduire. Tellement aimé Iqbal et un certain Rumi dont il parlait sans cesse[5].

Par ces mots, Meyerovitch traduit cette quête d’Absolu qui résonne étroitement avec l’idée de la sophia perennis ou philosophie pérenne. Cette idée d’une vérité immuable, universelle et transcendantale présente sous différentes formes à l’intérieur de chaque civilisation. Ce courant, dont Marc Sedgwick retrace la généalogie[6], est aussi appelé pérennialiste ou traditionaliste. Un des grands noms du traditionalisme au XXe siècle est celui du métaphysicien français René Guénon (1886-1951) duquel découle la théorisation de cette idée sous le jour de la « Tradition primordiale ».


La lecture d’Iqbal chez Meyerovitch se fait en filigrane de cette quête d’une sagesse pérenne et universelle. Il peut être identifiés trois effets importants qui résultent de la découverte de cet ouvrage. Le premier est le fait d’avoir remis à l’ordre du jour une question religieuse laissée jusque-là en suspens, voire relayée à l’arrière-plan de ses préoccupations. Le second point est qu’il s’agisse de sa première traduction d’un ouvrage sur l’islam[7] qui marque le début d’une recherche de longue haleine sur ce champ et amenant à une œuvre volumineuse – soit une quarantaine d’ouvrages signés de son nom. Le troisième est d’avoir fait découvrir à Meyerovitch l’existence de Rumi, considéré par Iqbal comme son maître[8], et d’avoir suffisamment suscité sa curiosité pour étudier, traduire et écrire sur ses textes pendant les quarante années qui suivent.


Il semble ainsi que ces rencontres littéraires aient joué un rôle d’agent transformant chez Meyerovitch – point qui résonne avec le parcours de Massignon[9] –, elle qui considère qu’être traducteur n’est pas seulement un métier, c’est aussi vivre « en communion » avec une autre civilisation.




Lire, penser, s’engager : de la découverte littéraire à l’adhésion religieuse


L’œuvre d’Iqbal et celle de Rumi ont bouleversé Meyerovitch au point de remettre en question son propre rapport au religieux. À l’instar de Massignon, la découverte de l’islam va jouer une sorte de miroir réfléchissant et revitaliser son catholicisme. Cette période dure quelques années et s’accompagne d’une démarche intellectuelle d’étude de l’exégèse biblique en Sorbonne. Malgré cette démarche de retour au catholicisme et d’approfondissement de l’étude des écritures bibliques, elle fait le choix de l’islam qui exerce chez elle une certaine fascination – elle fait, là aussi, le choix de coupler cette aspiration personnelle à des recherches universitaires de longue haleine. Lasse de ce qu’elle considère être un « dogmatisme » et « conformisme ambiant[10] », Meyerovitch trouve cet universalisme « tant désiré » et relate son regard sur l’islam selon ces termes :


L’islam répondait pour moi, avant tout, à un souci d’universalisme. [...] La grande idée de l’islam c’est qu’il se veut le rappel de ce qu’a d’essentiel la révélation abrahamique. [...] Être musulman, c’est s’en remettre dans la paix à un absolu tout en récusant ce qui est relatif par rapport à cet absolu[11].

Iqbal et Rumi lui donnent accès à une version familière mais nouvelle du monothéisme. Elle y retrouve ainsi des lignes de constance de la tradition judéo-chrétienne tout en découvrant une autre forme d’expression du monothéisme – qui, semble-t-il, lui sied davantage. Elle voit avant tout dans l’islam, une religion profondément judéo-chrétienne et abrahamique. Si pour certains, cette vision d’une révélation continue et monolithique s’avère être restrictive, pour Meyerovitch l’islam comme réactualisation du hanifisme[12] est le point saillant de l’universalité et de l’unité du principe de révélation divine qu’elle cherchait jusque-là. « Sans le savoir très clairement, c’est cela que je cherchais, un œcuménisme qui ne soit pas un syncrétisme[13] » dit-elle à propos de cet universalisme qui la fascine chez Rumi.


Elle définit l’islam comme « une attitude à l’égard du Créateur et, partant, des créatures » mais surtout comme le lieu de cette « religion fondamentale de l’être humain, c’est-à-dire à sa capacité innée de reconnaître ce qui le relie à Dieu[14]. » C’est donc les contours d’une religion naturelle qui se dessinent dans sa vision de l’islam remontant à l’innéité de l’être humain (fiṭra). Il semble, à cet égard, que la conception que Massignon s’en fait ait exercé une influence et soit de connivence avec celle de Meyerovitch[15].



La mystique entre textualité & expérience initiatique


Je lui ai consacré ma vie parce que j’ai pensé que son message était d’une telle urgence, d’un tel universalisme. Un message d’amour qui reprend les valeurs les plus essentielles du christianisme et de l’Islam, sans rien renier, et en leur donnant une dimension tout à fait fraternelle et œcuménique. Vous ne trouverez pas en lui le moindre dogmatisme, et cela m’a semblé d’une importance énorme[16].

Comme en témoignent ces propos, cette acception universaliste de l’islam est intimement liée à ses lectures de Rumi. Dans cette œuvre de poésie persane, l’amour divin permettant la réalisation de l’homme (insan al-kamīl) est un thème qui saisit toute son attention. Sa thèse, soutenue en mai 1968 à la faculté de Lettres de la Sorbonne, intitulée Thèmes mystiques dans l’œuvre de Djalāl ud-Dīn Rūmī retrace ce lien étroit qu’elle identifie entre mystique et poésie.


Tout d’abord, pour Meyerovitch, l’œuvre de Rumi ne correspond pas à l’idée d’une œuvre dédiée à l’art pour l’art. Ici, la poésie est entendue comme un vecteur, un reflet, autrement dit, une forme d’expression mystique. Elle se veut être un relai donnant accès à l’expérience du divin. Les ghazals contiennent des images, des paraboles, des allusions qui ont pour but d’« éveiller l’âme endormie ». Ainsi, la poésie revête une fonction mystique. C’est pourquoi le Mesnevi-e Ma’navi de Rumi est principalement considéré comme une théodicée.


Ensuite, Meyerovitch développe une approche comparative mettant l’œuvre de Rumi en résonance avec la mystique chrétienne, le néoplatonisme et l’hindouisme de manière à les faire converger. Elle aborde cela sous la forme d’union et de convergence des traditions religieuses vers cette vérité une, immuable et universelle. Elle transpose ainsi différents concepts platoniciens comme celui de la réminiscence (anamnesis) avec d’autres coraniques comme l’invocation ou la remémoration de Dieu (dhikr) pour en faire des consonances.


Sa lecture contemporaine de Rumi en dresse un portrait tout aussi contemporain. À l’instar d’Iqbal, elle mène une réflexion sur la jonction des sciences modernes et traditionnelles. Elle adopte, à cet endroit, une approche concordiste de l’œuvre de Rumi vis-à-vis des dernières avancées scientifiques faisant de lui un visionnaire tantôt versé dans la psychologie (usage du divan lors de la visite de ses disciples et d’une pédagogie prophétique de parler à la mesure de la compréhension de son interlocuteur), la physique nucléaire (pour avoir découvert l’énergie atomique de la fission des atomes) ou encore l’astronomie (pour connaitre l’existence du nombre des 11 planètes à l’ère médiévale). Exercice auquel elle s’adonne à l’université d’al-Azhar et de 'Ayn Shams au Caire lorsqu’elle enseigne à ses étudiants la philosophie comparée entre Ghazālī (1058-1111) et des physiciens contemporains comme Olivier Costa de Beauregard (1911-2007) sur les notions du temps ou des mondes sensible et réel.


C’est enfin un rapport intime qui est tissé avec Rumi et que Meyerovitch place sous un ordre providentiel. Dans différents témoignages, elle affirme avoir différentes manifestations supra-rationnelles – songes, intuitions, inspirations, réminiscences – qui participent à consolider ce lien poétique mais qui s’avèreraient aussi être mystique à l’image de ceux d’un maître et de son disciple. En effet, la découverte de la mystique musulmane par les textes pousse Meyerovitch à s’initier par des maîtres contemporains de confréries soufies – dont Sidi Hamza al-Qādiri Boutchich (1922-2017) et le cheikh Khaled Bentounès – à partir du milieu des années 1980.


La réception de cet islam soufi s’est manifestée chez Meyerovitch à travers son œuvre écrite et s’est conjuguée à son engagement religieux. Ses aspirations littéraires et son attachement à la figure de Rumi, l’amènent, par l’entremise d’amis turcophones et du gouvernement turc, à être inhumée au pied de son mausolée à Konya le 17 décembre 2008 afin de lui rendre hommage, neuf ans après sa mort, pour la fête nationale du Seb-i Arus (« noces funéraires »), commémoration de la mort de Rumi.


Samir Abdelli

Doctorant en histoire contemporaine

EHESS – CETOBaC



 

[1] Surnom honorifique turcophone, dérivé de l’arabe Mawlānā, qui signifie « notre maître » et pour lequel il est connu à travers les sociétés à majorité musulmane. En iranien, il est désigné sous le nom de Môlavi. [2] Les récentes recherches traductologiques mettent en avant le fait que l’opération traduisante de Meyerovitch corresponde plutôt à une « réécriture poétique » de la traduction anglaise de l’orientaliste britannique Reynold A. Nicholson (1868-1945) qu’à une traduction depuis la version originale en langue persane. Voir Sedaghat Amir, « Le soufisme de Roumi perçu et reçu dans les mondes anglophone et francophone : étude des traductions anglaise et française », thèse de doctorat, Université Sorbonne Paris Cité, 2015, p. 376-379, https://theses.hal.science/tel-01579400/document. [3] Référence faite au sous-titre donné à sa traduction du grand-œuvre de Rumi, le Mesnevi ou Mathnawī (Mathnawî. La quête de l’Absolu, Paris, éditions du Rocher, 1990). [4] Texte épique qui traduit les fondements de la spiritualité védique. [5] Eva de Vitray-Meyerovitch, Islam, l’autre visage. Entretien avec Rachel et Jean-Pierre Cartier, Paris, Critérion, 1991, p. 31-33. [6] Marc Sedgwick, Against the Modern World. Traditionalism and the Secret Intellectual History of the Twentieth Century, Oxford, New York, Oxford University Press, 2004. [7] Traduit en 1955 sous le titre Reconstruire la pensée religieuse de l’Islam paru aux éditions Maisonneuve. [8] À ce sujet, son livre Le Livre de l’éternité est emblématique puisque qu’il constitue une sorte de voyage céleste sous la conduite de Rumi, analogue aux récits de l’ascension céleste du prophète Muhammad tirée du récit coranique (al-Isrā’ wal-Mi’rāj) et de la Divine comédie de Dante. [9] Voir Manoël Pénicaud, Louis Massignon, le « catholique musulman », Paris, Bayard, 2020. [10] Eva de Vitray-Meyerovitch, Islam, l’autre visage. Entretien avec Rachel et Jean-Pierre Cartier, Paris, Critérion, 1991, p. 12-13. [11] Eva de Vitray-Meyerovitch, « Mystique oui, folklore non ! » dans Pierre Assouline, Les nouveaux convertis. Enquête sur des chrétiens, des juifs et des musulmans pas comme les autres, Paris, Albin Michel, 1982, p. 226. [12] Selon le Coran, il s’agit du monothéisme préislamique et originel en référence à la religion d’Abraham, lui-même considéré comme un ḥanīf. [13] Eva de Vitray-Meyerovitch, Islam, l’autre visage. Entretien avec Rachel et Jean-Pierre Cartier, Paris, Critérion, 1991, p. 50. [14] Eva de Vitray-Meyerovitch, La prière en islam, Paris, Albin Michel, 2008, p. 9-10. [15] Voir Pierre Rocalve, « Chapitre I. Les Sources » dans Louis Massignon et l’islam : Place et rôle de l'islam et de l’islamologie dans la vie et l’œuvre de Louis Massignon, Damas, Presses de l’Ifpo, 1993,(http://books.openedition.org/ifpo/4675). [16] Eva de Vitray-Meyerovitch, Islam, l’autre visage. Entretien avec Rachel et Jean-Pierre Cartier, Paris, Critérion, 1991, p. 72-73.





Transport du cercueil d'Eva Meyerovitch à Konya devant le mausolée de Rumi lors du Seb-i Arus, 17 décembre 2008

Source : Samil Kucur, Archives privées de Yildiz Ay




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